• L'Ombre du Miroir - de Stephan LEWIS -


    a - l'ombredu miroir
     
    L'Ombre du Miroir

    Stephan LEWIS
     
     
            Comme à l'accoutumée, Catherine est seule, ce soir, pour fêter son trentième anniversaire dans l'intimité de son petit appartement. Cloîtrée dans sa solitude, elle n'a ni amie, ni compagnon et ne fréquente pour ainsi dire, personne. Complexée par un physique disgracieux, elle sort rarement. Mal à l'aise moralement et physiquement, elle n'a de cesse de se soustraire à l'assaut du regard des autres. Sa tristesse permanente relève d'un besoin affectif, d'une amitié et d'une tendresse qu'elle n'a jamais connus. Sa volonté d'être un jour aux côtés de celui qui partagerait son quotidien, l'a toujours tenue en échec. Elle aurait tant désiré avoir un enfant, une charmante petite fille, jolie et différente de ce qu'elle est ; un peu comme une revanche prise sur la triste existence qu'est la sienne, sans but et sans avenir. Et bien qu'un homme ne se soit jamais intéressé à elle jusqu'à présent, sa stérilité aurait été un obstacle à la conception d'un enfant. En outre, les démarches entreprises en vue d'une adoption n'ont jamais abouti. L'agrément lui ayant été à chaque fois refusé, étant donnés ses maigres revenus.
     
            Elle songe à la vie merveilleuse qu'elle aurait vécue, si la nature ne l'avait aussi mal pourvue. Avec un soupir de résignation, méditant sur son infortune, elle a jeté un regard distrait vers le grand miroir mural hérité de sa grand mère, dans lequel elle n'ose jamais se mirer. Mais elle a aussitôt tressailli. Il lui a semblé, l'espace d'un court instant, que le psyché avait soudainement cessé de suivre ses gestes.
           
            La mine étonnée, les sourcils froncés et le regard vissé sur la grande glace, elle s'est attelée, sans grande conviction, à la surveiller d'un œil attentif durant quelques secondes, avec un soupçon d'incrédulité. Mais comme elle s'y attendait, ce n'est que la vision de son visage ingrat qui lui est renvoyée. Avec un haussement d'épaules et après avoir laissé fuser un soupir haché, elle allait détacher son regard de cette image frustrante, lorsque son cœur a fait un bond dans sa poitrine ...
     
            A sa plus vive stupéfaction, son reflet s'est subitement effacé, pour laisser place à une étrange nébulosité qui envahit peu à peu la surface réfléchissante, qu'elle fixe cette fois avec étonnement. Le singulier brouillard s'est rapidement transformé en une forme fluidique d'apparence humaine ... Une ombre, encore imprécise, a aussitôt glissé dans l'encadrement biseauté.
     
            Les yeux écarquillés, figée dans une attitude d'incompréhension et de stupeur paralysante, Catherine a senti son estomac se contracter. Son cœur s'est mis à battre à un rythme insensé. Elle assiste alors, ébahie et bouche bée, à l'émergence invraisemblable de cette image spectrale, subitement métamorphosée en une silhouette voûtée de nature charnelle, sortie tout droit du néant.
     
            Aussi invraisemblable que cela puisse paraître, l'étrange phénomène n'a pas tardé à se concrétiser sous la forme d'une femme âgée, d'apparence crasseuse et hideuse, courbée sous le poids d'une énorme bosse. Elle est revêtue d'une cape noire défraîchie et usée. Une longue chevelure couleur de lin lui tombe jusqu'aux épaules, encadrant un visage maigre et ridé, au nez et menton pointus, sous lequel ont poussé d'horribles poils. Des joues creuses accentuent une mâchoire carrée édentée. Ses oreilles, semblables à celles des chauve-souris, sont animées de légers mouvements. La peau du visage et des mains sont d'une couleur vert grenouille. L'aspect de l'entité est aussi terrifiant que repoussant, caractérisant une laideur poussée à son paroxysme.
     
            D'un léger bond, elle est sortie du miroir pour sauter sur le sol.
     
            - Bonjour Catherine... laisse-t-elle tomber d'une voix désincarnée, tandis que son regard, curieusement voilé, s'est posé sur la jeune femme, ébahie et terrorisée.
     
            Une lueur d'effroi s'est allumée dans ses prunelles et un cri de stupeur a fusé d'entre ses lèvres. Elle détaille l'apparition cauchemardesque d'un air éberlué, tandis qu'elle s'en éloigne à reculons.
     
            - N'aie crainte Catherine. Je suis là pour t'aider... déclare l'entité d'une voix sépulcrale, en ayant un geste apaisant.
     
            Une intense stupéfaction s'est peinte sur le visage de la jeune femme.
     
            - Qui ... Qui êtes-vous ?...parvient-elle à marmonner d'une voix étranglée, en se passant une main tremblante sur le front.
     
            - Cela a peu d'importance... rétorque calmement l'étrange créature... Je suis ici pour réaliser ton vœu.
     
            - Quel ... Quel vœu ?... lâche mécaniquement la jeune femme du bout des lèvres, tandis que tout son être est sujet à un tremblement nerveux incontrôlable.
     
            - Ce que tu désires par-dessus tout. Pouvoir être mère d'une petite fille. Aussi jolie que tu es laide... précise l'entité.
     
            - Comment savez-vous ?... s'effare Catherine, sur un ton dénotant de son désarroi.
     
            - Peu importe. Je suis en mesure de réaliser ce souhait... prétend l'apparition... Mais tu dois me promettre une chose. Rien qu'une seule. Et sans y défaillir... stipule-t-elle d'une voix traînante et caverneuse.
     
            - Laquelle ?... balbutie la jeune femme, dont le visage figé s'apparente tout à coup à celui d'un mannequin de cire.
     
            - Tu devras impérativement garder le secret sur cette rencontre. Tu ne devras jamais en parler à qui que ce soit, ni en faire la moindre allusion. C'est la seule et unique exigence que je formule. Mais tu dois en faire le serment. Alors, si tu désires vraiment cette enfant, je veux ta parole.
     
            - Je ... je vous la donne et je le jure... bafouille-t-elle, la voix tremblante, en acquiesçant d'un signe de tête, sans trop réaliser.
     
            - Cela me suffit. Tu auras donc cette enfant... conclut l'entité. Et sans rien ajouter, elle a aussitôt bondi dans le miroir, pour s'y fondre sans le moindre bruit.
     
            Le visage blême, le souffle court, Catherine s'est laissée aller mollement sur un siège, brusquement sujette à un léger malaise. Elle éprouve quelque peine à reprendre contact avec la réalité. Après avoir recouvré tant bien que mal ses esprits, elle s'est levée en épongeant la sueur froide perlant sur son front. Le cœur battant et d'un pas hésitant, dominant péniblement sa frayeur, elle s'est approchée de la grande glace de la salle à manger. La gorge nouée par l'angoisse et l'appréhension de voir une nouvelle fois apparaître l'horrible femme, elle a posé une main sur le miroir, afin de s'assurer de sa consistance. L'esprit embrouillé, elle s'est frotté les paupières à plusieurs reprises. Elle a l'impression étrange d'avoir été transportée, durant quelques instants, dans un monde irréel. Peut-être a-t-elle été tout simplement abusée par une imagination trop fertile d'un désir secret de vouloir à tout prix un enfant. Il se peut aussi qu'elle ait été victime d'une hallucination. Incapable de maîtriser le tremblement interne qui lui paralyse encore les membres, elle s'est dirigée, presque en titubant, vers la salle de bain pour y prendre une douche froide.
     
            1 mois 1/2 plus tard ...
     
            Catherine a repris le cours d'une vie normale. Elle tente d'oublier sa précédente et étrange mésaventure. Elle se demande encore si elle n'a pas imaginé toute cette histoire. Bien qu'elle n'ait jamais prêté attention à sa ligne, elle a constaté, avec surprise, qu'elle avait pris quelques kilos en peu de temps. N'ayant pas un tempérament boulimique, cette prise soudaine de poids n'a pas été sans l'étonner. Elle ne s'en est pas inquiétée outre mesure. Mais depuis quelques jours, étant sujette à des nausées fréquentes et difficiles à supporter, elle a décidé de consulter son médecin traitant.
     
            Elle s'attendait à tout, sauf à ce diagnostic effarent relevant du miracle ! D'après l'examen pratiqué par le généraliste, elle présenterait tous les symptômes et signes sympathiques de la grossesse ! Or, étant donné son infertilité et le fait qu'elle n'ait jamais eu la moindre relation sexuelle, c'est d'un air ébahi et déconcerté qu'elle a pris congé du praticien.
     
            Sur le chemin du retour, au volant de sa vieille Renault 5, l'esprit ailleurs, elle ressasse les paroles "bénies" du praticien, égrenées comme dans un rêve : " Vous êtes enceinte Catherine" ... Elle ne parvient pas à croire à ce bonheur si brutal ! ... Des larmes de joie inondent son visage, la faisant zigzaguer sur la route. Elle n'avait donc pas imaginé cette étrange visite d'un soir. La vieille dame du miroir lui avait bel et bien rendu visite et avait apparemment tenu ses promesses.
     
            20 ans plus tard ...
     
            Depuis la naissance de Marie, sa fille adorée, Catherine n'a plus été la même. Sa vie s'est complètement transformée en basculant dans un bonheur parfait. Les gens qui parlent d'elles, les définissent comme "la belle et la bête" ... Marie est en effet devenue une magnifique jeune femme douce et affectueuse, au physique élancé et à la beauté exceptionnelle et resplendissante. Elle a de longs cheveux blonds bouclés et de grands yeux verts. Studieuse et intelligente, elle est en troisième cycle d'étude à la Faculté de Médecine Pierre et Marie Curie à Paris.
     
            C'est aujourd'hui vendredi, le jour de son anniversaire. Elle est venue le fêter chez sa mère et passera le week-end avec elle. Elle ne regagnera Paris que lundi, où elle a loué une petite chambre d'étudiante qu'elle partage avec une amie.
     
            Catherine est radieuse d'avoir Marie auprès d'elle pour quelques jours. Toutes deux bavardent dans la salle à manger et Catherine a ressorti l'album photos. C'est avec une émotion intense qu'elle tourne les pages, sur lesquelles n'est visible que Marie. Elle y figure depuis sa plus tendre enfance.
     
            - Tu ne m'as jamais questionnée sur l'identité de ton père... mentionne-t-elle à brûle-pourpoint, en se tournant vers sa fille avec une moue de perplexité.
     
            Marie a eu un sursaut de surprise.
     
            - Non maman. En effet... rétorque-t-elle sur un ton détaché, dénotant ouvertement de son désintéressement vis-à-vis de son géniteur.
     
            - Tu ne t'es jamais posé de questions à ce sujet ?...poursuit Catherine, en levant un sourcil interrogateur sur sa fille.
     
            - Non. Si tu avais jugé utile de m'en parler, tu l'aurais fait depuis longtemps... banalise-t-elle avec un geste d'indifférence.
     
            - Il faut néanmoins que tu saches, Marie. Ce que je vais te raconter va te paraître invraisemblable, mais c'est la stricte vérité.
     
            L'intéressée lui a retourné un regard dérouté ...
     
            - Voilà... commence Catherine sur le ton de la confidence... Il y a exactement 20 ans, il m'est arrivé une chose inconcevable et extraordinaire. Une femme âgée, encore plus laide que moi, ayant tout de la sorcière, m'est apparue dans cette glace... narre-t-elle en désignant le grand miroir.
           
            Marie a quitté précipitamment sa chaise. Ses yeux, pourtant si clairs, se sont assombris. Elle a porté un regard chargé de réprobation sur sa mère, mettant de ce fait un terme rapide à ses confidences.
     
            - Tu m'avais promis maman ! Tu m'avais pourtant promis... lance-t-elle inopinément, sur un ton de reproches, au bord des larmes.
     
            Catherine a eu un imperceptible froncement de sourcils, avant de se redresser à son tour. Elle considère aussitôt Marie d'un air interloqué, une flamme d'inquiétude dans le regard ; ses propos, dont elle refuse de saisir le sens, ayant sonné comme un désaveu.
     
            - Que veux-tu dire ?... appréhende-t-elle d'une voix tremblante, ravalant nerveusement sa salive à plusieurs reprises.
     
            - Tu m'avais promis... ressasse inlassablement Marie d'une voix qui a pris un ton tragique, en tendant un index rageur vers la coupable, avant d'éclater en sanglots.
     
            Figée de saisissement, Catherine a ébauché un geste désemparé. La paupière et le sourcil surélevés, ses yeux reflètent un étonnement sans bornes.
     
            Marie s'est étranglée de larmes, levant vers sa mère un regard désespéré dans lequel se lit une profonde amertume et ses paroles sont à présent devenues quasiment inaudibles. Seuls ses gémissements troublent encore le silence lourd et oppressant qui s'est installé dans la pièce, tandis que son corps semble subitement se métamorphoser sous les yeux hagards de sa mère ... Son merveilleux visage à la peau matte et délicate, s'est coloré d'une teinte vert grenouille, avant de se diluer progressivement pour adopter un vieillissement prématuré, à présent couvert de verrues et autres callosités. Ses yeux clairs ont pris la couleur du silex. Son corps semble s'être ratatiné et une monstrueuse bosse déforme à présent son dos.
    Sa respiration s'est faite haletante. Des larmes dans les yeux, elle s'est tournée une dernière fois vers Catherine, blanche comme un linge et muette de stupeur ...
     
            - Mais pourquoi ? Pourquoi !... s'exclame cette dernière d’une voix crispée, dans un mouvement trahissant son désarroi.
     
            - Parce que tu n'as pas tenu ta promesse... rétorque l'ombre, d'une voix désincarnée, en ébauchant un geste fataliste, avant de bondir dans le grand miroir, pour s'y s'évanouir à tout jamais, en poussant un long cri de détresse ...
     
    * (droits déposés)
     

    --------------------0--------------------

  • Commentaires

    1
    kronickaptrick
    Mercredi 4 Juillet 2012 à 21:35
    J'aime beaucoup ce genre de nouvelle.Cordialement,P.
    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :